En Afrique, le dilemme d’une sécurité alimentaire soutenable
Benoît Faivre-Dupaigre, chargé de recherche au département
Diagnostics économique et politiques publiques à l'Agence française de
développement (AFD), dément l'idée d'une dépendance alimentaire de l'Afrique et
ouvre les pistes d'une sécurité alimentaire soutenable sur le continent.
Inflation, conflits, changement climatique… Pour toutes ces
raisons, l’insécurité alimentaire en Afrique refait l’actualité : début janvier
2023, l’ONU alertait notamment sur la hausse de l’insécurité alimentaire «
grave » au Sahel.
Depuis trente ans, c’est la pauvreté, plus que le déficit de
production, qui est mise en exergue comme cause profonde de l’insécurité
alimentaire. Mais avec une population africaine qui pourrait presque doubler
d’ici 2050, la question de l’offre, et donc de la production locale d’aliments,
redevient une priorité.
L’insécurité
alimentaire en hausse en Afrique
La définition de l’insécurité alimentaire a évolué au cours
des dernières décennies pour mieux prendre en compte ses manifestations et ses
causes immédiates.
La sous-alimentation, indicateur le plus marquant de
l’insécurité alimentaire, est caractérisée par un accès moyen déficient à une
alimentation saine, nutritive et suffisante. Elle touchait 278 millions
d’Africains en 2021, soit un tiers des personnes concernées dans le monde.
L’Asie en représente actuellement la moitié ; mais en 2030, la
sous-alimentation devrait concerner autant d’Africains que d’Asiatiques. En complément,
des indicateurs d’insécurité alimentaire modérée et grave ont été établis à
partir d’enquêtes de ménages afin de déceler des périodes de restriction ou de
privation de nourriture allant jusqu’à mettre en péril la santé des personnes.
L’insécurité modérée se manifeste par des repas sautés ou des quantités
ingérées réduites, alors que l’insécurité grave se traduit par des journées
entières sans manger.
L’Afrique est la région du monde où non seulement la
prévalence de l’insécurité alimentaire globale est la plus élevée (58 % de la
population craint de ne pas pouvoir, ou ne peut pas, se nourrir tous les
jours), mais aussi celle où la part de personnes en situation d’insécurité
grave est la plus forte. Au total, 322 millions d’Africains sont touchés par
l’insécurité alimentaire grave et 473 millions supplémentaires par des formes
modérées, pour une population de plus de 1,2 milliard de personnes sur le
continent. Sans oublier que l’Afrique concentre sept des huit pays où plus de
80 % des habitants sont en situation d’insécurité alimentaire modérée ou grave.
La pauvreté
mise en exergue
La principale cause de la sous-alimentation est, en Afrique
comme dans le reste du monde, la pauvreté. Les ménages pauvres qui achètent
leur nourriture, notamment dans les villes, doivent y faire face à un coût de
l’alimentation particulièrement élevé.
L’alimentation saine en Afrique, qui coûte 3,46 dollars par
personne et par jour, était en moyenne plus chère qu’en Amérique du Nord et en
Europe, où la dépense moyenne équivalait à 3,19 dollars en 2020. Parallèlement,
la population rurale, encore majoritaire en Afrique, dispose de peu de moyens
(terres, eau, intrants) lui permettant de produire suffisamment de nourriture
jusqu’à la récolte suivante. Logiquement, donc, c’est grâce à la forte
croissance économique enregistrée lors de la décennie avant 2015 que la
sécurité alimentaire avait pu s’améliorer. Elle s’est accompagnée, dans
certains cas, d’une nette amélioration des indicateurs de malnutrition,
notamment en ce qui concerne le retard de croissance des enfants de moins de 5
ans ou l’émaciation des enfants. Ces progrès sont à mettre au crédit de
politiques plus performantes de ciblage des familles vulnérables et des femmes
allaitantes.
Une
dépendance alimentaire généralement modeste
L’idée que l’insécurité alimentaire en Afrique est liée aux
difficultés d’accès aux denrées (faute de revenus suffisants) plus qu’au manque
de disponibilité de la nourriture est bien ancrée.
Cependant, une autre fragilité entre dans l’équation : la
dépendance alimentaire, c’est-à-dire la proportion des biens alimentaires
importés par rapport à l’ensemble de ceux consommés. Globalement, elle reste
modeste, puisque la part de l’approvisionnement alimentaire national issu des
importations n’est que de 16 % en moyenne sur le continent (contre 13 % à
l’échelle mondiale). Mais ces chiffres cachent des inégalités au sein du
continent. Ainsi, dans la moitié des pays, la dépendance aux importations
céréalières est supérieure à 40 % (30 % en moyenne). Cette dépendance est
encore plus marquée dans des pays comme l’Algérie, le Congo, le Gabon, le
Botswana et le Lesotho, qui sont dépendants des importations céréalières à plus
de 70 % (à l’inverse, d’autres, comme ceux du Sahel, ont une dépendance
inférieure à 10 %).
Or, l’analyse sur de larges données montre que plus un pays
est dépendant de l’extérieur pour son alimentation, plus les indicateurs
d’insécurité alimentaire sont sensibles aux dégradations macroéconomiques liées
aux échanges internationaux. Cela place ces pays dans une situation de
vulnérabilité en cas de choc économique, notamment sur les marchés
internationaux et intra-africains, comme ce fut le cas en 2022 avec la guerre
russo-ukrainienne. Dès lors, les perspectives de croissance démographique de
l’Afrique et donc d’une hausse de la demande en nourriture couplées aux
conséquences du changement climatique sur son agriculture, remettent la
question de l’offre et de l’autonomie alimentaire des Africains au premier
plan.
Une demande
alimentaire croissante
D’ici à 2050, 60 % de l’augmentation de la population
mondiale se produira en Afrique, et ce continent sera le seul dont la
population rurale aura continué à croître (+ 35 %). L’Afrique devra satisfaire
une demande alimentaire qui sera supérieure de plus de 160 % à ce qu’elle est
aujourd’hui.
La recherche de l’autonomie alimentaire est donc essentielle
à la sécurité alimentaire de l’Afrique comme stratégie de réduction de la
dépendance externe, de création de richesse en direction des ruraux pauvres –
les plus vulnérables à l’insécurité alimentaire – et de création d’emplois
(nécessaire à court terme, notamment dans les campagnes).
Le dilemme d’une
sécurité alimentaire soutenable
La croissance de la production alimentaire est
indispensable, mais avec une contrainte : si l’on veut éviter l’expansion des
cultures sur de nouvelles terres, notamment au détriment des forêts, cette
croissance doit être atteinte en privilégiant la hausse des rendements. Cela
revient à s’éloigner de la trajectoire suivie depuis les indépendances,
largement fondée sur l’extension des surfaces cultivées.
La marge de manœuvre est étroite, puisque différents
scénarios réalistes projettent pour l’Afrique des besoins en surfaces
supplémentaires allant d’une centaine jusqu’à plus de 500 millions d’hectares –
et ce, avec des hypothèses souvent modestes de changement climatique et de son
impact sur les rendements. Si l’on devait se limiter à cultiver les surfaces
actuellement cultivées (hors herbages), on devrait multiplier par huit les
importations alimentaires en Afrique subsaharienne. D’autres études montrent
que pour maintenir le niveau d’autosuffisance, il faudrait non seulement
combler le fossé de rendement entre l’existant et le potentiel, mais aussi
multiplier le nombre de récoltes sur une même surface, ce qui impose d’irriguer
beaucoup plus largement.
Investir dans le
développement de la productivité agricole
Un compromis reste à trouver, mais la hausse des rendements
demeure incontournable. Dans cette logique, le soutien à l’agriculture par
l’amélioration de la productivité de la terre aurait une triple vertu : limiter
l’impact environnemental de cette croissance, lutter contre la dépendance aux
marchés internationaux, mais aussi lutter contre la pauvreté et donc améliorer
la sécurité alimentaire. Soutenir l’agriculture en Afrique serait deux fois
plus efficace que de mettre en œuvre des politiques visant à augmenter la
productivité dans le secteur industriel pour lutter contre la pauvreté.
La relance de l’offre agricole – qui bénéficierait aux
agriculteurs, qui sont aussi les plus pauvres – et la recherche de plus
d’indépendance alimentaire redeviendront donc des sujets prioritaires dans les
années à venir.