Comment l'ère digitale modifie la perception de nos souvenirs ?
Des réseaux sociaux aux journaux de photos intelligents sur
nos smartphones, nous n'avons jamais possédé autant d'outils pour sauvegarder
ce que nous vivons au quotidien. Des chercheurs allemands ont enquêté afin de
déceler l'impact de ces nouvelles fonctionnalités technologiques sur notre
mémoire autobiographique.
Tout le monde ou presque a connu les énormes albums photos de
famille. On pouvait passer des soirées à les regarder lorsque nous rendions
visite à nos grands-parents. Mais ils sont devenus de moins en moins présents
au fil du temps et ont été presque unanimement remplacés par nos smartphones.
En plus de la modification du support, on a aussi vu émerger des applications
intelligentes qui permettent de classer, d'annoter ou encore de commenter nos
souvenirs. Dans une récente étude publiée dans Applied Cognitive Psychology,
des chercheurs allemands s'interrogent sur les conséquences de ces applications
sur notre mémoire autobiographique.
Un besoin millénaire
Il n'y a vraiment rien de surprenant dans l'avènement de ces
technologies. En effet, utiliser un support externe pour pallier les limites de
nos différentes mémoires est une pratique très ancienne, probablement autant
que les peintures préhistoriques. Cela permet de s'émanciper de nos seuls
réseaux de neurones et d'accroître la capacité de stockage des informations.
Néanmoins, l'informatique et les outils technologiques actuels ont dépassé de
très loin les capacités de leurs prédécesseurs tels que l'écriture. Cette
nouvelle perspective a fait couler beaucoup d'encre, notamment pour savoir si
de tels outils donneraient lieu à une société utopique ou dystopique.
Utopie ou dystopie ?
Plusieurs auteurs ont imaginé des mondes où la technologie nous
permettrait de nous rappeler tous nos souvenirs à chaque instant, aussi
bien d'un point de vue factuel (mémoire sémantique) et contextuel (mémoire
épisodique). On peut considérer cette vision de deux façons radicalement différentes.
Soit comme une aubaine pour l'humanité où nos outils pourront compenser
plusieurs « défauts » mnésiques : faible capacité de stockage, inclinaison
pour certains biais ou distorsions, diminuer la charge cognitive, pouvoir
chercher une information dans notre mémoire et l'obtenir rapidement, etc.
Pourtant, on sent tout de suite que ce monde-là n'aurait pas que des avantages.
En effet, oublier ou remodeler un souvenir sont des fonctions essentielles de
notre mémoire pour notre santé mentale. L'épisode 3 de
la saison 1 de la série Black Mirror Retour sur image explore
les conséquences d'une telle société dans une version extrêmement
dystopique.
Des technologies d'assistance
D'autres chercheurs tels que Sellen and Whittaker considèrent que
l'objectif des nouvelles technologies n'est pas de se substituer à notre
mémoire mais bien de lui servir d'assistant dans des situations spécifiques.
Partant de cette idée, ils ont suggéré que les technologies seraient utiles en
tant qu'assistant dans au moins cinq activités mnésiques : la collecte (se
souvenir en détail d'une soirée passée entre amis), la réminiscence (revivre
émotionnellement cette soirée passée entre amis), la recherche (se souvenir du
restaurant dans lequel on avait dîné lors de cette soirée), l'introspection
(essayer de se représenter cette soirée de façon plus abstraite pour en tirer
certaines conclusions) et la prévision (se souvenir qu'on a un rendez-vous
prévu aujourd'hui et qu'il faut s'y rendre). On constate donc que nos mémoires
épisodique, autobiographique, sémantique et prospective font l'objet de ces
différentes activités.
Quelles conséquences sur notre mémoire ?
Les chercheurs ont réalisé deux études. La première s'est
concentrée sur des individus qui n'avaient jamais utilisé ce type d'application
à qui les chercheurs ont suggéré de les utiliser pendant 15 jours tandis
que la seconde a évalué des personnes qui s'en servent quotidiennement. En
utilisant la méthode des entretiens semi-directifs, les investigateurs voulaient
obtenir des informations à propos des habitudes d'usage, des effets perçus sur
la mémoire et des opportunités et risques potentiels de ces applications
par les participants.
Les résultats principaux qui
ressortent de ces deux enquêtes sont les suivants. Tout d'abord, des fonctions
sont clairement favorisées par les participants au sein du large éventail
proposé par les applications. La plupart stockent leurs photos, les commentent,
activent la localisation et enregistrent des mémos vocaux (pour cette dernière
fonction, ils sont nombreux à ne plus l'utiliser après coup). De même, les
raisons d'utilisation sont extrêmement diverses. Ensuite, on constate des
différences en matière de contenu enregistré et non enregistré. Les aspects importants de
la vie, les événements et les interactions sociales font beaucoup plus l'objet
d'enregistrement que les événements quotidiens ou intimes. De même, la valence des souvenirs est importante : la majorité des participants
n'enregistrent pas les choses négatives qui se sont passées dans leur journée.
Cela met bien en exergue la fonction d'assistant de ces applications : les
individus contrôlent ce qu'ils veulent stocker et comment ils veulent le
stocker.
Concernant les activités mnésiques évoquées ci-dessus, les
participants utilisent surtout l'application pour la collecte dans le but de se
remémorer en détail d'événements antérieurs et la réminiscence afin de revivre
des évènements, la plupart du temps des moments joyeux. Dans une moindre
mesure, certains utilisent l'application pour de l'introspection en se
demandant par exemple comment ils se sentaient lors d'un évènement et qu'est-ce
que cela leur apprend sur eux. Chez les personnes qui utilisent l'application
depuis longtemps, beaucoup s'en servent dans un but de comparaison, pour
mesurer leur évolution (surtout les participants de l'étude 2, qui font usage
de ces applications au quotidien). La recherche est globalement peu utilisée
par les participants. Une seule participante a mentionné avoir exploité l'application
pour se rappeler le nom d'un cocktail.
Comment les participants perçoivent ces applications ?
La
majorité des participants apprécient ces applications en ce qu'elles servent de
mémoire externe facilement utilisable et plus pratique qu'un bout de papier. La
fonction sociale (pouvoir partager ses souvenirs avec les autres
principalement) est aussi l'un des grands avantages décrits. De même, pouvoir
se replonger intensément dans un moment passé ou pouvoir réanalyser ce dernier
et apprendre de lui sont des caractéristiques évoquées par les participants. Du
côté des risques perçus, on note la protection de la vie privée qui
revient constamment (c'est d'ailleurs pour cela que peu de participants
enregistrent les événements intimes), la comparaison négative (typiquement,
constater qu'on a régressé sur un laps de temps donné), la difficulté à oublier
(nous l'avons dit, l'oubli est absolument nécessaire pour maintenir une bonne
santé mentale), le fait de passer plus de temps sur le téléphone, la crainte de
perdre les données enregistrées et la dévaluation du moment présent. On constate
que ces outils ont bien des impacts sur la façon dont nous gérons nos souvenirs
et sur la façon de nous rappeler des évènements. Néanmoins, on semble encore
bien loin d'une vision dystopique et les auteurs concluent en suggérant qu'il
vaut mieux se concentrer sur l'étude des effets inconnus que les nouvelles
technologies ont sur notre mémoire autobiographique.